"Un homme à part en quête d'histoire commune"
Propos recueillis par David Bernadas
Mouvement n° 23, juillet-août 2003


Il a fait de l'art d'être différent une façon de questionner ses semblables. Ex-dramaturge de Pina Bausch, Raimund Hoghe crée ses propres spectacles depuis le début des années quatre-vingt-dix. Invité cet été à Montpellier Danse, il livre ici quelques-uns des contours d'une présence à soi, aux autres et à la scène, qui fonde un mode de représentation extrêmement singulier.

La durée
On me dit souvent que mes pièces sont trop longues. Je réponds systématiquement que mes pièces ont besoin de ce temps, qu'il m'est absolument nécessaire d'inscrire mon travail dans la durée. De la même manière qu'il faut du temps pour découvrir quelqu'un, il faut du temps pour que certaines séquences prennent de l'intensité. Il est bien évidemment possible de monter une pièce formatée durant une heure ou une heure trente, mais pas sur un travail comme Young people, old voices ou Sarah, Vincent et moi. Ces deux pièces ne pourraient pas fonctionner sur une durée plus courte. J'ai besoin d'une entrée en matière, j'ai aussi besoin de temps pour marquer la fin de la représentation. Finalement, si je devais m'en tenir au format courant d'une heure, une heure trente, il ne me resterait pas grand-chose alors que j'ai besoin de calme et d'apaisement. Je sais que certains spectateurs sortent d'une journée de travail, d'autres ont pris les transports en commun pour venir assister à une représentation, ils ont eux aussi besoin de temps pour entrer dans les univers que j'ai créés pour eux.

La distance
Ce n'est que dans des espaces vastes et ouverts que je peux utiliser la distance. Le fait de présenter mon travail dans un espace approprié est une condition essentielle pour que je puisse utiliser le registre émotionnel sans verser dans le sentimentalisme. C'est très important que le spectateur se sente libre d'interpréter ce qu'il voit, pour faire des associations et finir par y projeter quelque chose. Cela dit, il restera toujours des gens qui n'ont pas suffisamment de distance avec eux-mêmes pour pouvoir regarder. La distance permet aussi de laisser émerger plus clairement la forme ; je suis très vigilant sur ce point et je me fais souvent remplacer pendant les répétitions pour avoir un regard sur ce qui se passe depuis la salle. Mon implication n'est pas aussi personnelle qu'on peut le croire au premier abord et il m'apparaît aujourd'hui tout à fait clairement que j'interprète un rôle lorsque je suis sur scène.

La mémoire
Dans mon travail, j'utilise de vieux standards de la variété dans l'idée de partager quelque chose avec le plus de gens possible. Je suis issu d'un milieu modeste, ma mère était couturière, mon grand-père était ouvrier et c'est lui qui m'emmenait beaucoup au cinéma. J'ai grandi dans les années cinquante et soixante, et j'ai bel et bien été nourri de cette culture populaire, et surtout de ses rêves. Je n'ai pas eu accès à la musique classique, ni aux films d'art et essai. Je les ai découverts plus tard mais je me souviens parfaitement bien des films de François Truffaut. J'ai aussi utilisé Le Lac des cygnes ou Le Sacre du printemps, des partitions qui appellent un imaginaire précis et référencé. Ce sont les mêmes mécanismes qui jouent avec les chansons de Dalida ; on a une image qui ne correspond pas nécessairement à l'intense émotion que certaines de ses chansons peuvent me donner. Tout le monde a une histoire avec ces chansons que j'utilise, elles sont cependant suffisamment fortes pour donner une émotion à celui qui les écoute pour la première fois. Je me rends bien compte aujourd'hui combien le fait de travailler sur l'étirement du temps renvoie à d'autres époques, je veux dire à l'Histoire. Je suis de culture germanique ; après la Deuxième Guerre mondiale, c'était difficile pour l'Allemagne de regarder en arrière et si je suis d'accord pour considérer que le passé est derrière nous, il est absolument nécessaire et vital de conserver la mémoire de ce qui s'est passé. On ne peut faire impasse sur l'Histoire pour la simple et bonne raison qu'elle ne cesse de se répéter, encore et encore.

La beauté
Que ce soit dans le travail ou tout simplement dans la vie, je suis touché par la beauté de ceux qui ne jouent pas. Je pense que certains en font parfois beaucoup trop pour vraiment provoquer mon intérêt car je suis en quête de choses simples et sincères. Au début des années quatre-vingt-dix j'ai remarqué - mais cela me semble se vérifier encore aujourd'hui - que les femmes utilisaient plus facilement le registre émotionnel dans leur recherche chorégraphique ou artistique. Elles interrogeaient notre regard sur la beauté alors que les hommes travaillaient sur des choses plus conceptuelles. Cela m'a amené à creuser cette question en travaillant la forme du solo avec des interprètes masculins : Rodolpho Leoni, Mark Sieczkarek et Geraldo Si Loureiro, notamment. Ce n'était pas si fréquent.

Le rituel
Je m'intéresse aux réponses que les différentes cultures apportent au travers de la forme. Les rituels sont faits de gestes qui se répètent et se transmettent depuis des centaines d'années. Je suis fasciné par les cérémonies du thé au Japon. Ces rituels sont avant tout impersonnels mais ils renvoient à des traditions immémoriales, en cela je considère qu'ils renferment eux-mêmes du temps. Ils donnent une sécurité que je transpose à ma démarche artistique en les utilisant comme structure. Lorsque la forme est parfaitement définie, je peux me lancer et ainsi aller plus loin car tout est plus clair. Je traverse le plateau en marchant, je répète plusieurs fois une même action... je cherche quelle forme pourrait prendre un rituel d'aujourd'hui. Le sacre est aussi une forme rituelle. Dans Another Dream, j'utilisais déjà Le Sacre du printemps, je reviens aujourd'hui à cette partition dans Young people, old voices. Au départ de ce projet, j'avais dans l'idée de transmettre quelque chose: la notion de rituel nous a réunis. Dans cette pièce, j'utilise aussi de l'eau. Le bruit de l'eau est à chaque fois le même mais il est pourtant toujours différent. Beaucoup de rituels associent l'idée de purification à l'utilisation de cet élément. C'est à peine perceptible mais chacun des interprètes a une approche singulière de l'eau. Pendant les répétitions, l'une des filles s'est émue aux larmes lorsque j'ai passé Avec le temps, de Léo Ferré. J'ai mis sa main dans l'eau et ça l'a immédiatement calmée.

Young People, Old Voices
Ce projet est né de ma volonté de transmettre quelque chose. Les interprètes sont des débutants que j'ai choisis en raison de leur potentiel, j'ai cependant évité de choisir des personnalités trop extrêmes car je ne voulais pas de gens extravagants ou excessifs. S'ils sont déterminés, c'est avant tout en raison d'une grande force intérieure et chacun est vraiment allé au bout de ses possibilités, de manière très professionnelle. J'ai d'abord organisé une audition en demandant aux candidats de refaire certains extraits de mes pièces. Je les ai accompagnés et je dois dire que de très beaux moments ont jailli dès ces premiers temps de travail. Par la suite, au cours des répétitions, la diversité du groupe s'est révélée particulièrement intéressante. Je n'ai pas eu besoin d'expliquer mon travail, ils se sont fait leur propre idée et certains d'entre eux ont joué un rôle moteur en prenant des initiatives. Kristin Rogghe a par exemple été très forte, cette fille a envie d'être sur scène et rien ne semble pouvoir l'arrêter. J'ai vraiment été étonné par l'aptitude et la détermination de l'ensemble du groupe, d'autant que nous n'avons travaillé cette pièce que six semaines. Pendant ce temps de travail - qui est vraiment court pour une pièce de groupe -, certains ont eu l'énergie d'aller au bout des choses pour travailler un solo, et d'autres se sont sentis plus à l'aise au sein du groupe. J'en suis pleinement satisfait. Je suis persuadé que chacun a sa place dans la pièce car le spectateur peut ainsi s'attacher à une présence discrète, moins spectaculaire que celle des autres et pourtant tout aussi marquante. C'est la raison pour laquelle je tenais à ce que le groupe ne soit pas homogène, j'ai aussi beaucoup insisté pour qu'il n'y ait aucun effet de mimétisme de l'un à l'autre. Parallèlement, certains d'entre eux ont de grandes possibilités et j'aurais eu tort de ne pas les encourager à les exploiter car il n'y avait aucune raison de niveler le groupe. Voilà ce que je recherche : montrer des gens tels qu'ils sont, faire ressentir la beauté d'une musique, utiliser des objets pour ce qu'ils sont et pas pour ce qu'ils représentent.

Diva
Ezra Eeman, un des interprètes de Young people a fait des études de cinéma. Il est très intéressé par le glamour hollywoodien des années cinquante - Joan Crawford, Bette Davis, Judy Garland... Il a une culture incroyable et nous avons beaucoup échangé. Nous en sommes arrivés à cette scène à laquelle je tiens beaucoup. Ce duo est un moment à part, un moment de pur rêve qui est aussi divertissant par la même occasion. Cela s'est fait naturellement, sans que j'en prenne vraiment l'initiative, bien que je me sente particulièrement proche de ce que nous avons fait ensemble. Cela nous a permis d'ouvrir pour réaliser des choses inédites, nous avons aussi découvert qu'on pouvait beaucoup s'amuser. Ezra joue avec cette image de la star de cinéma et la couleur de cette séquence est très importante car elle tranche avec les autres. C'est étonnant de constater combien il est facile de métamorphoser quelqu'un en quelques secondes. Cela m'a aussi rappelé combien il est important de prendre du plaisir sur le plateau comme dans la vie.

Les projets
Je voudrais prolonger mon travail sur Le Sacre du printemps pour utiliser la partition de Stravinski dans son intégralité. J'ai très envie de travailler en duo avec Lorenzo De Brabandere. C'est un interprète d'une grande qualité qui fait aussi partie du projet Young people. Il est plein de ressources et il est capable d'improviser dans la durée ; nous avons d'ailleurs laissé beaucoup de matériau de côté pendant le travail sur cette pièce. Après avoir travaillé avec un groupe de 12 personnes, j'aimerais beaucoup revenir à une petite production... en même temps, ce serait magnifique de pouvoir réaliser ce projet avec un orchestre pour jouer la musique live. Je me reconnais beaucoup dans Lorenzo, il m'a beaucoup encouragé pendant le travail de création et nous avons noué une relation très forte. J'ai aussi un projet avec des danseurs de plus de 40 ans pour avoir été lauréat en Allemagne du Deutscher Produzentenpreis fur Choreografie mais ce projet n'a rien à voir avec le concept de Young people. Je pense utiliser Mon enfance, cette chanson de Jacques Brel qui est déjà présente dans Lettere amorose et Young people, old voices mais ces deux pièces à venir seront en un sens différentes, car si je me plais à réutiliser un même élément dans un contexte différent, je ne me contenterai pas de refaire la même chose.

©David Bernadas
Mouvement n° 23, juillet-août 2003