"Jeter son corps dans la bataille"
Les handicaps physiques choquent plus que la violence sur scène: un plaidoyer pour l'imperfection
Raimund Hoghe
"du - Zeitschrift für Kultur" 765, n° 3/2006, supplement STEPS festival


"Il corpo nella lòtta", écrit Pier Paoli Pasolini. La phrase s'est inscrite non seulement dans mon esprit, mais elle m'a poussé à m'exposer sur le plateau. Avec un corps qu'on avait rarement vu sur scène, car si un corps comme le mien apparaît au théâtre ou dans un film, il est en général limité à des rôles particuliers, à des emplois très réduits. Je sais depuis mon enfance que c'est ainsi. Pendant que j'étais à l'école, je me suis présenté pour un rôle de comparse dans Les brigands de Schiller. On ne m'a pas pris. Six mois plus tard cependant, on m'a offert le rôle du tailleur bossu dans La Comédie des erreurs de Shakespeare. Voilà le genre de rôles prédestinés pour des gens comme moi.

A l'époque de mon premier solo Meinwärts (1994), beaucoup de gens mouraient du sida, beaucoup de gens avaient disparu. Parmi eux des amis. Comme journaliste, j'avais déjà beaucoup réfléchi sur la maladie et sur les réactions que cela provoquait dans la société. J'ai voulu cette fois exposer mon avis sur scène. Nombre de danseurs sont morts du sida, des célébrités comme Rudolph Noureev ou Dominique Bagouet, et des artistes moins connus. Pour moi c'était évident : si je voulais prendre position il fallait que je le fasse en mon nom propre, avec mon corps. Il ne m'était pas possible d'" inscrire" ma conviction politique sur le corps d'aucun danseur. Il n'est pas pour autant question de mon histoire individuelle ; je voulais tout simplement utiliser mon corps comme exemple, et dire: "Il existe d'autres corps que les corps traditionnellement glorieux des danseurs."

Un jour, l'acteur et auteur Peter Radtke, handicapé par la "maladie des os de verre", m'a dit en interview: "On va au théâtre pour regarder et non pour détourner les yeux", C'est par leur travail que des gens comme lui m'ont encouragé à me présenter sur le plateau, à exposer mon corps. Je pense aussi à ma rencontre avec le danseur de butô Kazuo Ohno. Octogénaire, il dansait en scène et devenait enfant, vieillard, homme ou femme. La dernière fois que je l'ai vu c'est en 2003 dans son studio au Japon. Il souffrait depuis quelques années de la maladie d'Alzheimer, mais son corps se souvenait toujours de la danse. Lorsqu'on jouait un disque de Maria Callas, ses mains exécutaient les mêmes mouvements qu'il faisait des années auparavant sur scène. Il connaissait son état, mais par son corps, il parvenait à se souvenir de ce qui était important dans sa vie. Il dansait avec ses mains et cette étrange énergie qui l'avait toujours habité se manifestait à nouveau ; l'énergie d'un corps vieux, plein de dignité et d'une beauté en dehors des idées préconçues, une beauté hors norme.

Mon travail est aussi le moyen que j'ai de parler de la beauté. Dans mes pièces j'utilise des musiques que je trouve belles, des matériaux que je trouve beaux. Je les mets tout contre mon corps que généralement on ne trouve pas beau. Dans les journaux allemands, je peux régulièrement lire des commentaires tels que : "Blanche Neige et son nain", "La Belle et le bossu" ou "Le Lac des cygnes du vilain petit canard". Je suis fatigué de cette Allemagne qui déclare que toute différence à la norme physique est laide. En France, en Belgique ou en Angleterre, les choses ne se passent pas du tout de la même façon. Qui peut définir ce qui est beau et ce qui est laid? Arnold Schwarzenegger, est-il beau? Des lèvres gonflées, sont elles érotiques? Les seins de silicone sont-ils beaux? Et les visages figés d'hommes et de femmes après un lifting?

Le titre de mon solo Meinwärts cite un poème d'Else Lasker-Schüler. J'aime son œuvre depuis le collège. J'ai choisi ce titre "Vers moi-même" parce qu'il engage à se rendre à soi, et ceci me concerne autant que le public. Dans mes pièces, le spectateur a le temps de méditer sur soi, de se souvenir. Dans mes spectacles, l'identification du public avec les corps splendides des danseurs est aboli. Qui veut être handicapé ? Il ne lui reste plus que de ressentir son propre corps, ou de quitter le théâtre.

Pourtant mes pièces ne sont pas autobiographiques. En scène je ne veux pas discuter de mes problèmes personnels. Le théâtre n'est pas la vie , ce n'est pas non plus une thérapie. Je peux exposer mon corps en scène, car il devient dès lors complètement autre, autre chose que ce même corps exposé à la piscine ou sur la plage. C'est le contraire. Le théâtre et l'art fonctionnent comme une protection. Le fait que je puisse dénuder mon corps soit interprété comme une provocation par certains spectateurs et critiques, le fait que cela cause une indignation beaucoup plus grande que la démonstration frontale de la violence comme on peut le voir ailleurs continue à m'étonner, et à m'effrayer. Qu'est-ce qu'on ne veut pas voir? Sa propre vulnérabilité peut-être? La peur de ce qui est différent? Pourquoi ne devrais-je pas enlever mon tee-shirt ? parce que j'ai une bosse?

Ce qui m'intéresse c'est le rapport entre la biographie personnelle et la biographie collective. Dans Meinwärts, il est question de l'histoire du ténor juif Joseph Schmidt qui a fui les nazis à travers l'Europe, et est mort en 1942 dans un camp d'internement en Suisse. Selon les rapports nazis, il était petit, laid et de toute évidence juif. Cette focalisation sur la taille, je la lis encore aujourd'hui dans plusieurs critiques. Je fais 1,54 m. Beaucoup de danseurs ne sont pas plus grands que moi, ou seulement de peu, mais on n'en parle pas. Ma taille par contre est toujours mentionnée, comme celle de Joseph Schmidt pendant le régime nazi. Bizarrement, les journalistes nazis ne s'y intéressaient pas quand il s'agissait de l'acteur Heinz Rühmann qui était à peine plus grand parce qu'il faisait partie de la machinerie divertissante du troisième Reich et qu'on ne voulait pas rendre "petite" une telle étoile. On préférait alors s'en prendre à d'autres.

Je suis allemand. Je me réfère à l'histoire de l'Allemagne. Je trouve important de rappeler comment le régime nazi traitait les gens et les corps. Je pose la question du combien et comment dans le troisième Reich l'exclusion fut possible, et celle du combien et comment elle l'est toujours. Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui avec nos corps? Comment peut-on décider de ce qui est "digne d'être vécu" et "non digne d'être vécu". On peut avorter d'un enfant avec un fort handicap au sixième ou septième mois de la grossesse. L'histoire allemande connaît la sélection des êtres humains qui ne correspondaient pas aux critères de la normalité. Qu'on n'oublie pas à quoi cela a mené. C'est pourquoi il est important de lutter toujours afin que ces corps différents soient présents, dans la rue et sur le plateau.

Lorsque j'étais enfant, on voyait rarement des handicapés dans la rue, pas de sourds, pas de fauteuils roulants. On les avait simplement rangés. Aujourd'hui, les handicapés ne voient même pas le jour, puisqu' on ne les estime pas dignes de vivre. C'est contre cela que je me défends. Je veux que des corps différents puissent exister, des corps mutilés, des corps déformés. Je ne prétends pas qu'il est formidable d'être bossu, mais je dis aussi que je ne suis pas un vilain petit canard et que je ne veux pas qu'on me traite comme un personnage de contes ou comme un freak.

On ne peut pas dire que la mer est belle et que les montagnes sont hideuses. Il y a la montagne et il y a la mer. Nous ne voulons pas que les montagnes disparaissent, nous ne voulons non plus que la terre soit plate. On peut comparer les corps humains à des paysages. Il faut faire attention et aux corps et aux paysages.

©Raimund Hoghe